ENTRETIEN AVEC Stanley G. Payne « S’OPPOSER À LA LOI DE mémoire HISTORIQUE EST UN DEVOIR »

 

Entrevista de Stanley G. Payne traducida al francés.

 

Stanley G. Payne est probablement le plus grand des hispanistes vivants et une référence mondiale sur l’histoire contemporaine de l’Espagne et de l’Europe. En mars, il a reçu le prix Bernardo de Gálvez, décerné par le Conseil américano-espagnol, pour son importante contribution à la diffusion de l’histoire espagnole aux États-Unis. Aujourd’hui, à quatre-vingt-cinq ans, en pleine santé et vigoureux, il continue de travailler au Wisconsin à la préparation d’un nouvel ouvrage portant sur les événements les plus récents qui se sont déroulés Espagne.

Note du traducteur : il n’est pas sans intérêt de relever, pour apprécier les propos de cet historien, qui est professeur à l’Université du Wisconsin-Madison, membre de l’American Academy of Arts and Sciences et coéditeur de la revue Journal of Contemporary History, que ses ouvrages furent interdits en Espagne sous le régime de Franco. S. Payne est l’auteur de nombreux ouvrages publiés en anglais et en espagnol notamment sur la Guerre civile de 1936-1939.

 

Cela fait plus d’un an que vous ne vous êtes pas rendu en Espagne, comment voyez-vous sa situation en général ?

– Très similaire à celle du reste de l’Europe. C’est à l’heure actuelle une société qui présente les mêmes structures qu’en Occident. Post-moderne, elle jouit des mêmes avantages mais souffre aussi des mêmes pathologies.

 

Il y aura bientôt de nouvelles élections, la quatrième depuis 2015, une chaque année, ce qui indique quelque chose de plus qu’une anomalie.

– C’est davantage qu’une crise politique, facile à supporter et à résoudre. Il s’agit d’une crise du système, installée à sa racine même. Le 23 février 1981 [1] n’était pas une crise systémique, mais une tentative de réforme institutionnelle pour résoudre une crise structurelle de l’État. Aujourd’hui, nous en sommes arrivés à une crise du système lui-même, bloqué depuis plusieurs années, et provoquée par l’action même des politiciens, totalement incapables de former des gouvernements stables. La situation est supportable pour un certain temps encore, mais pas pour trop longtemps.

 

Comment pourrait-elle être résolue ?

– Les responsables sont les politiciens eux-mêmes. Il y a un manque de leadership, de dirigeants compétents, de chefs d’État imaginatifs, responsables. Il n’y en a ni dans le PP (Parti Populaire), ni dans le PSOE (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol), ce sont des partis sans intelligence politique. Il n’y a pas de patriotisme politique, mais seulement de l’esprit de parti. L’Espagne est plongée dans la plus grande crise contemporaine de l’ère démocratique, la plus intense. Le problème est que ni le PP ni le PSOE ne pourront résoudre la crise du système. Ils en sont responsables. Ciudadanos (parti de centre-droit) non plus, car c’est un parti ambigu et confus. Quel parti, alors ? Vox (parti de droite), en théorie, pourrait résoudre la crise. Ce parti n’est pas contaminé et ses propositions mettent l’accent sur la racine des problèmes sociaux et nationaux, qui ne sont ni de droite ni de gauche. Mais cette formation a besoin de beaucoup de soutien social pour réussir, ce qui n’est pas le cas pour l’instant.

 

Le développement imparfait du bipartisme depuis plus de trois décennies et la représentation exorbitante des partis séparatistes en sont-ils l’une des causes ?

– Ce développement imparfait dont vous parlez a conduit à la corruption politique. Il y a un mal endémique des partis, et c’est la dérive vers l’État des partis ; Tocqueville, Michels, Linz et García Pelayo, entre autres, l’ont suffisamment décrit.

 

Et la structure autonome de l’État ?

– C’est la cause de la fragmentation et de la déconstruction de l’Espagne en tant que nation. Ce n’était pas l’intention initiale des politiciens qui l’ont mise en oeuvre, mais elle en a été la conséquence. La tentative de café pour tous a mal fonctionné. Il s’agit d’un échec collectif de l’Espagne, qui est soumise à un désordre structurel exorbitant, et qui a créé une bureaucratie encouragée par les partis eux-mêmes, devenue invivable. Le degré d’autonomie est très large, mais les partis nationalistes de Catalogne et du Pays basque sont séparatistes, de sorte qu’il leur est impossible de s’intégrer dans l’État, dans la nation, et ils ont également contaminé d’autres petits partis régionaux dans d’autres communautés.

 

Qu’est-ce qui nous a conduits au processus actuel de rébellion ouverte en Catalogne ?

– Le sens de la nation est un concept psycho-sociologique. On y parvient par l’endoctrinement, la propagande et l’éducation depuis plus de quarante ans avec l’approbation des différents gouvernements socialistes et conservateurs. En Catalogne, une conscience émotionnelle de la nation s’est créée en grande partie. Et cela a été possible parce que l’État s’est laissé marginaliser, il s’est laissé faire. Il n’y a pas d’État, ce qui a permis ce processus d’autodestruction. Les responsables ultimes sont les séparatistes. Ils méprisent la loi. Ils ne la reconnaissent pas, et l’État n’impose pas non plus la primauté du droit. Le gouvernement de l’État est coupable, non pas pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il n’a pas fait. Sa politique a été une politique d’abandon, de lâcher prise. Il a encouragé le séparatisme à coups de subventions. Il a trompé le pays en faisant croire que ces financements calmeraient le séparatisme en échange de son soutien éphémère dans les budgets ou d’autres mesures gouvernementales, par un chantage permanent. C’est un processus sans fin qui n’a pas été arrêté. Ni le PP ni le PSOE ne peuvent résoudre ce problème.

 

Tout cela indique l’effondrement de l’État. Une fois de plus, l’Espagne est le seul pays dans cette situation.

– L’Espagne est une nation typiquement occidentale. Elle n’est pas différente des autres, bien qu’elle ait ses propres caractéristiques telles que la désunion. Dans le passé, il y a eu des défis catalanistes radicaux qui se sont tus pendant un certain temps, mais qui ont refait surface par la suite. Il manque une gauche nationale. Elle n’existe pas. Il y en eut une pendant un certain temps lors de la Transition démocratique, avec le PSOE de Felipe González, mais maintenant, avec la radicalisation du PSOE que lui ont apportée Zapatero et Pedro Sánchez, c’est une grave menace pour la stabilité du système politique. L’extrême-gauche est en déclin et c’est pourquoi elle cherche des alliés chez les séparatistes. Les séparatistes, quant à eux, ne peuvent pas atteindre seuls leur objectif d’indépendance et c’est pourquoi ils cherchent le soutien de l’extrême-gauche, et nous sommes ainsi confrontés à une crise permanente.

 

Existe-t-il un risque de fragmentation du pays ?

– Le système politique peut s’effondrer et conduire à la désintégration de la nation. Les problèmes avec les Catalanistes et les Basques sont plus intenses qu’en Belgique. Je n’anticipe pas la fragmentation totale de l’Espagne, mais la situation est très, très grave. Après la rébellion en Catalogne, la situation reste la même ou pire, car elle n’a pas été résolue. Nous passons de crise en crise. Il n’est pas impossible que l’Espagne renouvelle le scénario qui fut celui de l’expérience cantonale de la Première République.

 

Quel rôle le politiquement correct et ses mantras jouent-ils à cet égard ?

– Le discours du politiquement correct est un nouveau totalitarisme à deux niveaux : le pouvoir de l’individu et le pouvoir de l’État qui le détermine. Le premier et le plus grave d’entre-eux est la reconnaissance du victimisme. En Espagne, c’est plus grave que dans les autres pays occidentaux. La victimisation divise la société en victimes et en agresseurs. Victimes politiques, raciales, etc. Le séparatisme catalan est un exemple clair de victimisation. L’effet du discours de propagande. Il est supposé présenter de nombreux avantages, rendre plus prospère, permettre de vivre mieux dans la décentralisation que même en Suisse ou en Belgique. Le politiquement correct est une arme politique formidable et alimente un conflit permanent. S’y insèrent la crise climatique, la violence de genre, le collectif LGBTI ou la mémoire historique.

 

Que pouvez-vous dire de ces derniers éléments ?

– La crise climatique est un discours constant au siècle dernier. Il est évident que nous connaissons une augmentation de la température depuis quelques années, mais à partir de là, la définir comme une crise climatique mondiale est démagogique. Il y a là une rhétorique exagérée. Ce n’est pas une question de températures, c’est une question anthropogénique. Au cours des siècles, il y a eu des changements climatiques sans que l’action de l’homme ait rien à voir avec eux. Le collectif LGTBI, le féminisme, la violence de genre, sont d’autres armes du politiquement correct. Des changements importants du sens moral et culturel de la société chrétienne se sont produits. On assiste à un changement dans la structure de la micro-moralité et de la responsabilité de l’individu à l’égard du concept de vie humaine qui est fondé sur une macro-moralité qui a été transférée à l’État. C’est lui, en tant que pouvoir politique, qui décide comme macro-moralité, et non plus l’individu comme micro-moralité. Un égalitarisme moral total a été imposé. C’est le nouveau totalitarisme à caractère démocratique, ainsi que l’a défini le ministre nord-américain de la Justice, Willian Barr.

 

L’immigration clandestine massive est-elle une menace pour la société et les nations ?

– L’immigration de masse incontrôlée contribue aux objectifs du politiquement correct. A la destruction des valeurs occidentales. La propagande affirme que ces dernières sont les valeurs d’exploitation des agresseurs sur les victimes. Aujourd’hui, une réaction à l’immigration massive en Europe occidentale provoque l’émergence d’un véritable mouvement nationaliste. Si l’immigration n’est pas contrôlée, elle détruira les sociétés. Il n’y a pas de précédent dans l’histoire.

 

De même qu’une croissance démographique inexistante dans de nombreux pays occidentaux.

– Le problème démographique est fondamental en Occident, et il est très prononcé en Espagne. Cela ne se produit pas dans l’Amérique espagnole, en Asie, en Afrique, dans le monde musulman. Ce qui est certain, c’est qu’il y a une diminution de la population dans le monde occidental. Un déclin qui a conduit à une grave crise démographique en Occident et à laquelle les gouvernements n’apportent pas de solutions, car il s’agit d’un désordre socioculturel.

 

Qu’en est-il de la Loi de la Mémoire Historique, qui porte mal son nom ?

– Son objectif est de contrôler le discours politique de l’histoire et du passé [2]. Créer une histoire de l’oppression, déterminer des victimes, alimenter le discours de la victimisation. Il s’agit de présenter l’histoire selon une seule version, sans liberté d’expression, sans liberté critique, d’interdire la recherche, sauf, supposément, lorsqu’elle sert ces différentes fins, fût-ce au prix de toutes sortes d’illégalités. Elle n’a pas été inventée en Espagne, mais Sánchez va plus loin que Zapatero et beaucoup plus loin que les autres lois en Europe. En Espagne, cette loi est devenue une arme sectaire pour contrôler les partis d’opposition. Pour insuffler la peur énorme d’être étiqueté comme franquiste. S’y opposer est un devoir moral. Mais il faut de la force et de l’indépendance pour cela.

 

L’exhumation de Franco, « une profanation »

En ce qui concerne l’actualité politique espagnole, Stanley Payne explique que « le retrait de Francisco Franco du Valle de los Caídos n’a pas été le véritable problème. Il y avait même un argument en sa faveur. Ce monument construit dans la vallée de Cuelgamuros a été érigé comme sépulture de ceux qui étaient tombés pendant la Guerre Civile et qui en avaient été victimes. Ce qu’il y a de plus grave dans ce qu’a commis l’État, est la profanation d’une église contrairement aux propres lois de l’État et du Vatican. Et sans l’accord des familles. On a violé leurs droits civils et politiques. Or violer la loi, pour un État, est une chose très grave. La commission créée par Zapatero en 2011 a rendu un rapport dans lequel il était souligné que si l’exhumation du dictateur de ce lieu était désirable, un tel acte ne pourrait intervenir « sans le consentement de l’Église, de l’Ordre bénédictin et de la famille elle-même », et il ajoutait « que, par conséquent, le mieux était de laisser les choses en l’état ». Pedro Sánchez est allé beaucoup plus loin en s’opposant à la Loi de Mémoire Historique elle-même, laquelle dispose que les restes doivent être remis aux familles afin qu’elles décident elles-mêmes où les enterrer à nouveau. L’acte avait clairement un objectif politique, comme celui de faire entrer Franco et le franquisme dans le débat politique du moment, afin de présenter Sánchez comme le grand « justicier » de l’histoire. En réalité, conclut-il, il s’agit d’une « barbarie absolue ».

 

NOTES

[1] Le 23 février 1981, désigné en Espagne par le numéronyme “23-F”, eut lieu une tentative de coup d’État militaire, dirigée par le colonel Antonio Tejero.

[2] La loi dite de “Mémoire historique” porte en réalité le nom de “Loi de reconnaissance et d’extension des droits et de rétablissement des moyens en faveur de ceux qui ont souffert de persécution ou de violence durant la Guerre civile et la Dictature” a été adoptée le 31 octobre 2007. Son intitulé même révèle le parti pris qui l’a animé dès le départ. Supposée promulguée pour favoriser la paix civile, elle a, au contraire, après la paix civile apportée par le franquisme, posé les fondements du “victimisme” dont parle Payne, pour raviver l’opposition entre deux camps et fustiger unilatéralement l’un d’eux. Cette loi, en réalité, a été une loi de vengeance.


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